A propos de Jacques Demy

Publié le par lagash

En préambule, je voudrais affirmer une chose : il faut voir les films de Jacques Demy. J'en ai moi-même vu un certain nombre et quatre d'entre eux sont pour moi indépassables. Il y a en premier lieu Les parapluies de Cherbourg, qui est- et qui restera sans doute- mon film préféré. Pas mon film préféré de Jacques Demy hein, mais tout simplement mon film préféré de tous les temps. Et puis il y a Les demoiselles de Rochefort, Peau d'âne et Lola, que j'ai vu plus récemment. Il y a aussi d'autres films que j'aime bien mais moins, ou alors d'autres que j'ai vus il y a longtemps. Il y a ceux que je n'ai pas vus parce que je n'ai pas eu l'occasion, ou alors parce que j'ai peur de les voir parce que pas grand-monde ne les aime (et je pense évidemment à Parking et à Trois places pour le 26). Et il y a Une chambre en ville. Il y a sans doute quelque chose de bouleversant dans le film:  on voit bien ce que Jacques Demy avait en tête en le faisant et il se trouve que je trouve que quelque chose ne fonctionne pas. Je n'aime pas trop Une chambre en ville, et pourtant je remercie Jacques Demy d'avoir permis à un tel film d'exister. Et puis surtout, c'est après l'avoir revu que je me sens capable d'écrire enfin sur Jacques Demy. C'est en effet en voyant Une chambre en ville que j'ai compris ce qui rendait son cinéma aussi précieux à mes yeux.

 

Une chambre en ville est souvent considéré comme le chef d'oeuvre de Jacques Demy. Il s'agirait d'un bijou noir et obscur. Le film a tout de l'oeuvre maudite : Michel Legrand ne fut pas séduit par le projet, puis ce fut Deneuve qui refusa de jouer dans le film : elle voulait chanter, et Demy ne voulait pas. Le film sortit le même jour que L'as des as et ce fut un échec complet.

 

Je n'aime pas trop Une chambre en ville. Je l'avais vu il y a longtemps et tout ce que je pouvais dire aux gens qui me demandaient ce que j'en pensais c'est que le film avait quelque chose en moins par rapport aux autres films. Cela tenait pour moi à des raisons assez simples. Michel Legrand n'avait pas composé la musique et l'héroine n'était pas interprétée par Catherine Deneuve. Et puis il y avait la présence de Richard Berry.

 

Récemment je l'ai revu et je n'ai pas changé d'avis. La musique de Michel Colombier ne m'a pas davantage convaincue, mais je crois surtout que Michel Legrand avait eu raison: quelque chose n'allait pas dans le projet. Pour lui, le problème venait en partie de sa dimension sociale : « Jacques [Demy] ne [lui] apparaissait pas comme un tribun » et « il était artificiel  de faire chanter des ouvriers en grève ou des CRS .» Objectivement je ne vois pas pourquoi il serait particulièrement artificiel de faire chanter des ouvriers en grève ou des CRS. Dans Les parapluies de Cherbourg, c'est en chantant que Madame Emery fait part à sa fille de ses problèmes d'argent ou que le patron de Guy le licencie. Rien de plus normal : comme Une chambre en ville, Les parapluies de Cherbourg est un film dans lesquels les dialogues sont chantés. Dans les deux cas, il ne s'agit en rien d'un enchaînement de chansons.  Les gens chantent au lieu de parler, et il y a de tout dans leurs dialogues : des choses graves et des choses futiles, des choses tristes et des choses gaies. Tout se fait par le chant : les discussions au boulot, les disputes, les achats de parapluies, les déclarations d'amour et bien entendu les adieux déchirants. Cela fait des Parapluies de Cherbourg un des films les plus merveilleux qu'on puisse imaginer et c'est sans aucun doute le film qui a le plus compté dans ma vie. Ce n'est pas le cas d'Une chambre en ville.

En soi, le fait que les ouvriers en grève et les CRS chantent ne me gêne pas. Le film s'ouvre sur une confrontation entre la police et les ouvriers . C'est un moment plutôt très chouette et je ne doute pas du fait que Demy avait vraiment à cœur de rendre hommage au peuple et aux ouvriers. Il nous raconte donc l'histoire de François, qui a quitté la campagne pour venir travailler en usine, et qui, au moment où commence le film, est en grève. Il loue une chambre en ville chez une vieille baronne qui a perdu son fils un an plus tôt et qui trompe son ennui (ou qui noie son chagrin, on ne sait pas trop) en buvant du vin blanc. Elle a une fille, Edith, qu'elle ne voit plus beaucoup depuis qu'elle a épousé Edmond , un vendeur de télé, que la baronne méprise allègrement. Un soir, François rencontre une jeune femme, qui, nue sous son manteau, offre son corps aux passants. Il s'agit d'Edith qui a décidé de provoquer ainsi son mari impuissant, jaloux et violent. Le coup de foudre est immédiat. Mais on sait dès le début que les choses finiront mal.

 

Jacques Demy a passé sa vie à proposer des variations autour de mythes bien connus. Dans Une chambre en ville, trois mythologies cohabitent : celle autour de la figure de l'ouvrier en colère, celle autour de la figure de l'aristocrate, à la fois déchue et magnifique et celle enfin de l'amour fou, forcément fatal. Et le problème du film vient sans doute du fait que ces trois mythologies s'accordent trop bien pour que cela fonctionne vraiment. Il y a dans les autres films de Jacques Demy des petits détails qui clochent. Ces décalages apportent une autre dimension à des mythologies par ailleurs bien connues. Dans Les parapluies de Cherbourg, Guy ne rêve pas de conquérir le monde, mais d'ouvrir une station service, ce qui réjouit Geneviève : «  Tu sentiras l'essence toute la journée .Quel bonheur ! ». Dans Les demoiselles, la mère des jumelles a quitté l'homme qu'elle aimait parce qu'elle ne voulait pas s'appeler Madame Dame. L'esprit du film est en partie contenu dans cette drôle d'histoire. On ne compte pas les rimes hasardeuses, les calembours foireux, les coincidences troublantes et autres joyeusetés dans Les demoiselles, et c'est en partie ce qui le rend aussi proche de Lola, autre grand film jubilatoire.

Un film peut être grand sans être jubilatoire et je ne reproche pas à Une chambre en ville de ne pas tourbillonner comme Les demoiselles ou comme Lola. En revanche, je trouve que le film a quelque chose de pesant, peut-être parce que Jacques Demy est fasciné par les figures qu'il met en scène, la configuration qu'il a choisie étant par ailleurs tout à fait classique. On comprend en effet assez vite que le fait qu'elle soit fille de baronne et que lui soit ouvrier ne posera pas de problème. Après tout, dans Peau d'âne, la fée des Lilas nous rappelle qu' « un prince et une bergère peuvent bien s'accorder ». On ne voit donc pas pourquoi une fille de baronne ne pourrait pas fréquenter un ouvrier, et sa mère finit par l'avouer : François et elle ont un point commun : ils détestent les bourgeois. . Je partage tout à fait la fascination de Jacques Demy pour la baronne, génialement incarnée par Danielle Darrieux. En revanche je suis beaucoup plus circonspecte sur le traitement réservé à Edith et à François. On voit très bien à quelle mythologie se réfère le personnage d'Edith, et on pense évidemment à Lola, parce qu'elles sont présentées toutes les deux comme des filles perdues. Sauf qu'il n'est pas question que de Lola dans Lola. Et puis, outre le fait que Lola est infiniment plus attachante qu'Edith, elle a quelque chose de plus : elle n'est pas qu'une figure. On sait bien que le cinéma de Jacques Demy se fonde sur l'utilisation de figures mais le personnage d'Edith peine à exister vraiment. Au cinéma, il semble assez courant que des bourgeoises et des aristocrates rêvent que des hommes- plutôt pauvres en général- leur fassent l'amour sauvagement. C'est ce fantasme-là que le film met en scène, et on voit bien qu'un acteur comme Richard Berry est (malheureusement)parfait pour incarner un homme faisant connaître le bonheur à une femme n'ayant connu jusque -là que la violence de son mari, bien entendu impuissant. S'il y a un ange dans Une chambre en ville, il s'agit donc bien de François et je trouve ça tout pourri. Dans les autres films de Jacques Demy, les hommes n'ont pas ce pouvoir-là : ils sont parfois franchement idiots, comme le sont les deux forains- au demeurant très sympathiques- des Demoiselles de Rochefort ,et même lorsqu'ils ont un rôle important, ils ne sont jamais les héros des films. Les figures qu'on retient sont des figures de femmes, souvent fortes et déterminées. Un des personnages les plus marquants de Peau d'âne reste par exemple la fée des Lilas. Dans Une chambre en ville, Edith rencontre François : c'est ce qui certes la conduit à la mort, mais c'est aussi ce qui la sauve. Le film laisse à croire qu'il y aurait deux sortes d'hommes : ceux qui causeraient le malheur des femmes, et ceux qui feraient leur bonheur, notamment par le biais de la sexualité. On sait que les choses ne sont pas aussi simples.

Jacques Demy a voulu mettre en scène un amour fou. Mais bizarrement et alors que j'ai parfois de la sympathie pour les déclarations d'amour à l'amour fou, cela ne fonctionne pas bien ici, et pas seulement à cause de l'importance accordée à la sexualité, dont la représentation est par ailleurs problématique (c'est d'ailleurs valable pour la plupart des films mais passons …). Jacques Demy veut sans doute célébrer l'amour fou mais la célébration se teinte ici de mépris, ce qui la rend fort antipathique. Edith et François semblent être au-dessus du reste des hommes, et donc de nous, et ce qu'ils ont l'air de nous dire, c'est qu'ils sont capables de mourir d'amour, contrairement à nous, pauvres mortels, nous qui sommes constamment empêtrés dans des considérations basses et mesquines.

On pointe ici du doigt un paradoxe. Voilà un film qui a comme ambition de nous présenter la lutte de ceux qui n'ont rien ou pas grand chose, et qui, au lieu d'apparaître comme un grand film humaniste, apparaît plutôt comme un film mortifère et presque misanthrope. A la fin du film, on se demande même si l'humanité mérite la présence d' Edith et François en son sein.

C'est à peu près le contraire qui se passe dans Peau d'âne. A-t-on déjà vu une histoire moins démocratique que cette histoire de prince et de princesse qui se reconnaissent comme étant du même rang alors que les apparences prouveraient le contraire ? Et pourtant Jacques Demy parvient à nous faire croire que lorsqu'ils parlent de Peau d'âne et du prince il parle aussi de nous. C'est le cas de bien de ses films, mais lorsqu'on regarde Une chambre en ville, il n'y a rien à faire : on ne peut s'empêcher de penser que le film raconte des histoires de gens qui ne sont pas vraiment comme nous.

On pourrait croire que c'est justement parce qu'ils se sont laissés guider par l'amour qu'Edith et François semblent inaccessibles. Mais leur cas n'a rien d'unique dans le cinéma de Demy. Lola attend Michel qui est parti depuis des années, les demoiselles de Rochefort attendent l'homme de leur vie, et le prince de Peau d'âne se meurt d'amour. Mais sans prendre les choses à la rigolade, Demy s'est efforcé de traiter du sujet avec une certaine distance, sans doute en partie parce qu'il était assez sceptique sur les possibilités qu'un amour tel qu'on le voit au cinéma puisse exister vraiment. Après avoir mis en scène le fait qu'il fallait y croire, il a tenté, avec Une chambre en ville, de montrer ce que c'était. Or moi, je trouve qu'on ne croit pas à cette histoire, alors que paradoxalement lorsqu'on regarde un de ses films on est prêt à croire à peu près n'importe quoi.

Il faut dire que Jacques Demy fait partie de ces gens qui savent marier la naiveté et la lucidité. Et si Une chambre en ville n'est pas réussi, c'est sans doute parce que le mariage ne fonctionne pas, ou alors mal. Le film est dur et cruel, mais la dureté semble presque vaine.

La lucidité de Jacques Demy se voit dans tous ses autres films, même dans ceux qui ont l'air plus gais. On ne s'étendra pas sur le cas de Peau d'âne, qui raconte une histoire franchement tordue. Lola se termine bien certes, mais on sait bien que le bonheur de Lola n'est qu'illusoire. Seul Lola semble croire que Michel puisse être son prince charmant, et c'est sans doute ce que montre la forme que prend le dénouement. Et même dans Les demoiselles de Rochefort, qui est sans doute son film le plus gai, il y a des éléments qui prouvent que tout n'est pas toujours rose. On a déjà parlé d'Yvonne, la mère des jumelles, qui quitte son grand amour parce qu'elle n'aime pas son nom. On pense aussi à Lancien, que Delphine quitte au début du film, et qui est aussi méprisant que prétentieux. Et puis, il y a aussi Dutrouz, qui a découpé une femme en morceaux.

Et puis il y a Les parapluies de Cherbourg, et dans Les parapluies de Cherbourg, l'histoire d'amour entre Geneviève et Guy se termine mal. Guy, employé dans un garage, et Geneviève, qui est la fille de la propriétaire d'un magasin de parapluies s'aiment. Guy part faire son régiment en Algérie, laissant Geneviève enceinte. Geneviève, qui n'a plus de nouvelles de Guy, finit par épouser le riche Roland Cassard, poussée en cela par sa mère. A son retour, Guy finit par épouser Madeleine et par ouvrir une station -service. A la fin du film, Geneviève, qui apparaît comme une femme bourgeoise accomplie, passe par hasard par la station -service de Guy, mais ils n'ont semblent-ils plus grand-chose à se dire et c'est sans doute plus douloureux pour elle que pour lui.

Voilà l'analyse que livre Serge Kaganski, et je crois que c'est une des choses les plus bêtes qu'il m'ait été donné de lire à propos du film : « Geneviève est malheureuse, comme cassée de l'intérieur, mais Guy semble pleinement heureux,comblé, épanoui. La bourgeoise n'a pas su attendre, croire suffisamment en l'amour, elle en est punie, alors que le prolo abandonné est finalement récompensé. Vu sous cet angle plus politique et moins romantique, Les parapluies de Cherbourg se conclut par un triomphe du prolétariat sur le mépris de la bourgeoisie ».

Il y a une dimension politique dans Les parapluies de Cherbourg, mais j'avoue que je ne vois pas bien comment on peut en arriver à ces conclusions et c'est en voyant Une chambre en ville qu'on se rend compte de la richesse des Parapluies sur ce plan-là. Une chose me frappe en effet : sur le papier, Une chambre en ville est le plus politique et le plus social de ces films. Or, au final, le film se conclut sur une détestation assez classique du bourgeois. Ca fait toujours plaisir, mais une chose me gêne en revanche : quand on regarde Une chambre en ville en effet, on a l'impression d'être devant plusieurs vignettes, correspondant chacune à une sphère bien distincte. Il y a la sphère de la lutte sociale, celle de la vie privée, et à part il y a évidemment la bulle dans laquelle sont Edith et François. Or, ce que montre Les parapluies de Cherbourg, c'est que ces sphères ne sont pas séparées. Bref, vous l'aurez compris, ce que montre Les parapluies de Cherbourg, c'est que le privé est politique. Serge Kaganski ne raconte peut-être pas n'importe quoi quand il affirme que Geneviève a eu tord de ne pas attendre Guy et que cela aurait été différent si elle n'avait pas fait partie de la (petite) bourgeoisie ( ça on n'en sait rien), mais il est étonnant de voir à quel point il a une vision univoque de ce qu'est la politique. SiLes parapluies de Cherboug est un film politique, c'est sans doute parce qu'il montre combien les conventions sociales pèsent dans la société, la petite bourgeoisie apparaissant comme une classe hyper conservatrice. Mais c'est surtout parce que c'est un film qui montre combien les faits les plus concrets ont des conséquences sur nos existences. Il se trouve que les conséquences ne sont pas les mêmes pour tous et toutes, et dans le cinéma de Jacques Demy, il n'est pas indifférent d'être bourgeois, employé ou saltimbanque, ni bien sûr d'être un homme ou une femme. Il n'est pas question ici de romantisme, mais de lucidité.

Les parapluies de Cherbourg et les autres films de Jacques Demy montrent à quel point il n'est pas rigolo d'être une femme. La mère de Geneviève est veuve mais elle a besoin des hommes cependant. La scène où elle va demander de l'aide à un bijoutier, présenté comme un monarque omnipotent, pas forcément cruel, mais pour le moins intraitable est à ce titre emblématique. Elle doit son salut à un autre homme, Roland Cassard , qui ne l'aide que pour pouvoir se rapprocher de Geneviève. Dans Les parapluies de Cherbourg, un homme s'offre une femme. Dans Lola, il était devenu presque violent lorsqu'il avait appris que son amour n' était pas réciproque. Dans Les demoiselles, les garçons ne font des compliments aux filles que pour pouvoir coucher (et en plus, elles les laissent tomber, les ingrates!) et on n'oubliera ni la figure de Lancien, ni celle de l'infâme Dutrouz. Dans Peau d'âne, un roi a le pouvoir d'obliger sa fille à l'épouser. Soyons juste enfin vis-à-vis d'Une chambre en ville : je n'aime pas que François soit un héros, mais la violence d'Edmond, le mari d'Edith, est montrée, sans aucune complaisance

Quand on regarde Les parapluies de Cherbourg, on peut être choqué par l'attitude de la mère de Geneviève qui pousse cette dernière à épouser Roland Cassard. Elle rappelle évidemment Madame Desnoyer de Lola, ou la baronne d'Une chambre en ville. Même si je n'aime pas le personnage d'Edith, je trouve que le traitement de la relation qu'elle a avec sa mère est tout à fait pertinent. On n'ira pas jusqu'à dire que ces trois mères ne sont pas aimantes, mais le moins qu'on puisse dire est qu'elles n'ont pas le compliment facile. On peut surtout être choqué par leur conformisme, qui les pousse à convaincre leur fille de ne pas rechercher le bonheur et de toujours lui préférer la sécurité. Madame Emery et la baronne ont fait ce choix quand elles étaient jeunes et cela ne leur a pas forcément réussi, mais peu importe : c'est le prix à payer pour ne pas devenir une fille perdue. La baronne a toujours su qu'Edmond serait un mauvais mari et sans doute pour la provoquer, Edith l'a épousé quand même. Mais lorsqu' Edith songe à le quitter, sa mère tente de la dissuader, non pour la punir, mais parce qu'une femme n'a d'autre choix que de rester avec son mari. Madame Emery aime sa fille sans doute, et elle la pousse à épouser un homme qu'elle n'aime pas, parce qu'elle est séduite par cet homme riche et chic, et parce que ce mariage lui permettra de sortir de sa boutique. Mais elle le fait aussi pour sa fille : il est d'autant plus important de lui assurer un avenir qu'elle risque de devenir une mère célibataire. Personne ne rêve d'avoir madame Desnoyer, madame Emery ou la baronne comme mère. Pour autant, ce ne sont pas des monstres. Je crois aussi qu'il serait illusoire d'analyser leur relation uniquement sous un angle psychanalytique. Dans les films de Jacques demy, il y a certainement de la rivalité entre les mères et les filles, mais il y a aussi chez les mères de l'inquiétude et de la lucidité. Lorsqu'elle lui apprend qu'elle veut se marier avec Guy, madame Emery réagit d'abord exactement comme Geneviève l'avait imaginé (au mot près!), mais assez vite elle met le doigt sur ce qui sera à l'origine du drame : il n'a que 20 ans, et « bien entendu, il n'a pas fait son régiment ! ».Madame Emery est mesquine et ses rêves sont étriqués, et il se peut même qu'elle se réjouisse au fond d'elle du départ de Guy parce que cela laisse le champ libre à Roland Cassard. Mais on peut lui reconnaître une connaissance très précise du jeu social et une très grande lucidité.

L'histoire d'amour entre Guy et Geneviève prend fin pour des raisons très précises. Il y a le départ pour l'Algérie, la grossesse de Geneviève, les problèmes d'argent et les ambitions de madame Emery, et la détermination de Roland Cassard. Il n'y a a priori pas beaucoup de romantisme là-dedans, et dès lors, il est idiot de reprocher à Geneviève de ne pas avoir attendu Guy.

Serge Kaganski croit être pertinent et lucide mais c'est lui qui fait preuve de romantisme en opposant ainsi la médiocrité de la vie et la beauté du sentiment. Il n'y a pas d'un côté le monde réel, concrèt et matériel, forcément méprisable, et de l'autre le monde des idées et des sentiments. Le cinéma de Jacques Demy montre que tout est lié, et c'est notamment lorsqu'il montre la maternité qu'il fait preuve de pertinence.

Jacques Demy n'a pas comme ambition de nous faire un traité sur la maternité. Il refuse l'idéalisme et il montre très précisément ce que cela représente concrètement.

Dans Les parapluies de Cherbourg, la maternité n'est évidemment pas présentée comme une bénédiction, même si par ailleurs une naissance a souvent quelque chose de réjouissant (et madame Emery est toute contente d'apprendre à sa fille qu'elle a « vu de jolies barboteuses aux Nouvelles-galeries »). Dans la société dans laquelle évoluent madame Emery et sa fille, la maternité est vue comme la suite logique du mariage, et dès lors il importe de savoir quand on se marie de quoi l'avenir sera fait. Lorsque la maternité arrive hors-mariage, cela apparaît comme un terrible coup du sort (« Comment est-ce possible ? »). Dans Les parapluies de Cherbourg, la fatalité joue certainement un rôle, mais elle n'a rien d'abstrait. On sait quand l'enfant a été conçu , et il s'agit du soir où Guy a appris à Geneviève qu'il allait partir pour l'Algérie. Les circonstances ne sont pas que décoratives et elles jouent un rôle déterminant.

Au final, on ne voit l'enfant qu'assez peu à la fin, lors d'une scène assez courte, qui frappe par sa banalité : on y voit simplement Geneviève demander à Françoise d'arrêter de jouer avec le klaxon « qui n'est pas un jeu. ». Elle n'a pas l'air heureuse certes et sa mélancolie contraste avec la joie qui semble caractériser la famille de Guy. La félicité de Guy a peut-être quelque chose de trop idyllique, mais la question n'est pas de savoir si Jacques Demy croyait vraiment en la famille.

Il ne devait pas trop y croire et sa propension à mettre en scène des mères élevant seule leur enfant montre sans doute qu'il avait quelque doute sur le fait que la famille idéale puisse vraiment exister. Il a mis cependant en scène des moments d'harmonie et pas simplement à la fin des Parapluies. Il y a la présence de Boubou, le fils d'Yvonne, dans Les demoiselles et Lola a un fils.

Jamais les enfants ne sont présentés comme des abstractions, et même lorsque le bonheur est là, ils peuvent être embêtants. François, le fils de Guy, casse par exemple les oreilles de ses parents, et Boubou n'arrête pas de monter sur les tables, ce qui agace forcément sa mère.

Et puis, il y a quelque chose qu'on ne dit pas à propos des enfants dans les films, c'est qu'il faut s'en occuper. Il faut veiller à ce qu'ils dorment assez et aller les chercher à l'école. Tout cela n'a rien d'abstrait, et je ne vois pas pourquoi il faudrait être matérialiste quand on aborde la question du travail et de l'économie et idéaliste quand on aborde la question de la famille. L'approche de Jacques Demy en ce qui concerne les enfants est avant tout matérialiste. On connaît l'emploi du temps de Lola, et on voit comment elle s'est organisée pour pouvoir s'occuper de son fils malgré sa profession de danseuse, qui ne la rend que peu disponible. Avoir un enfant a des conséquences sur la vie d'une femme : cela crée des pesanteurs et les choses sont toujours compliquées.

Dans Les demoiselles, il est aussi question de ces pesanteurs, et Jacques Demy les a même mises au centre de son scénario. On sait que le film est fait de rencontres, et parmi ces lieux où les personnages ne cessent de se croiser, il y a la petite place devant l'école. Un problème ne cesse de resurgir tout au long du film:il faut aller chercher Boubou à l'école, et sa mère, qui tient un café, ne peut pas parce qu'elle est coincée derrière son comptoir !

C'est d'ailleurs peut-être en partie à cause de son traitement de la maternité que j'aime aussi peu Une chambre en ville. Au début du film, François a une petite amie, Violette, dont il n'est pas vraiment amoureux. Au moment où il veut lui annoncer qu'il la quitte pour Edith, elle lui annonce qu'elle est enceinte. Il romp quand même. La situation devrait le faire passer pour un salaud, il apparaît au contraire comme un homme franc, que rien ne peut détourner de sa quête d'absolu. Jacques Demy a certainement de l'affection pour le personnage de Violette qui, par son innocence, rappelle Geneviève. Mais son personnage est littéralement écrasée par le personnage d'Edith, et ce qu'elle incarne- la promesse d'une vie simple- n'a que peu de chance de faire le poids face à ce qu'incarnent Edith et François. C'est terriblement injuste, et la grandeur des autres films de Jacques Demy est justement de montrer qu'un personnage comme Violette mérite qu'on s'intéresse à elle. Le dispositif d'Une chambre en ville ne lui permet pas d'exister. Le personnage de Violette est un motif qui ne sert à rien d'autre qu'à faire joli. Elle méritait mieux, parce que les femmes méritent mieux, même lorsqu'elles ne sont que de modestes employées. Inutile de dire que Jacques Demy n'a cessé de le montrer de film en film. Il ne le fait pas dans Une chambre en ville, et c'est sans doute la raison qui fait que le film est totalement différent des autres, alors même qu'on retrouve des motifs familiers ( les décors, les costumes, l'importance accordée à la musique, ou la présence de certains acteurs). Dans Une chambre en ville, il a voulu nous raconter l'histoire de deux êtres d'exception, forcément pleine de bruit et de fureur. Dans ses autres films, il arrive à nous faire croire qu'il nous parle de nos histoires à nous. Il se trouve que j'aime l'idée que les personnages de cinéma ont eux aussi des problèmes d'enfants à aller chercher à l'école. Une chambre en ville met le quotidien et les tracas domestiques en arrière-plan, tandis que les autres films leur accordent une place centrale ; C'est sans doute ce qui fait la grandeur du film selon certains. Moi je trouve que c'est sa limite.

 

Voilà, voilà … C'est l'heure de la conclusion, et j'ai la flemme. Enfin si, une conclusion s'impose : il faut voir les films de Jacques Demy. Quant à moi, je vais de ce pas partir à la recherche de ceux que je n'ai pas encore vus !

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