Quartier lointain

Publié le par lagash

Je déteste la BD et pourtant j'ai dévoré Quartier lointain, de Jiro Taniguchi. Mais lorsque j'ai refermé le second  tome , je n'ai pas pu m'empêcher de me dire que quelque chose n'allait pas.

 

Après une soirée un peu trop arrosée, un homme de 48 ans se retrouve dans la ville de son enfance dans la peau de celui qu'il était quand il avait 14 ans, autrement dit dans la peau de celui qu'il était  quelques mois avant la disparition inexpliquée de son père.

 

Le premier tome raconte le retour d'Hiroshi dans son propre passé, qu'il revit avec son expérience et son vécu d'adulte tandis que le second tome est plus précisément consacré à la disparition de son père et aux questions qu'elle pose: pourquoi a-t-il disparu? Hirochi doit-il faire en sorte d'éviter qu'il disparaisse quitte à modifier son propre futur?

Mais que les amataurs de paradoxes temporels passent leur chemin: Quartier lointain n'a que peu à voir avec Retour vers le futur. Ce n'est pourtant pas ce qui m'a posé problème. Le problème de Quartier lointain, c'est son personnage principal et le traitement dont il bénéficie.

 

Dès que j'ai commencé à lire Quartier lointain, j'ai senti un léger agacement vis-à-vis de ce personnage. Je n'ai évidemment rien contre la banalité et les quarantenaires masculins de la classe moyenne méritent sans aucun doute qu'on s'intéresse à eux. Mais qu'ils soient dignes d'intérêt ne signifie pas qu'ils soient les plus à plaindre. Or Quartier lointain semble avoir comme ambition de les présenter comme les héros des temps modernes.

 

Pour autant, a priori Hiroshi n'est pas présenté sous son meilleur jour. C'est un adulte sans grand intérêt, menant une vie des plus banales. Il est présenté comme médiocre et comme l'ayant toujours été, mais le regard de l'auteur n'est ni moqueur ni méprisant, et cela devrait me plaire. J'ai souvent du mal avec les gens qui méprisent leurs personnages, sans doute parce que j'ai tendance à considérer que c'est la preuve de leur mépris pour l'humanité. Il n'y a rien de tout cela dans Quartier lointain  et on a le sentiment que pour Taniguchi l'intérêt et la valeur d'Hiroshi viennent de sa banalité. Taniguchi n'est pas un misanthrope, et c'est sans aucun doute à mettre à son crédit, mais il semble que pour lui une partie de l'humanité ait plus d'importance que l'autre. Non que les femmes ne comptent pas, et de nombreux passages montrent qu'il n'ignore pas à quel point elles n'ont pas la vie facile, mais le déroulement du récit finit par nous laisser penser que pour lui les sacrifices que les hommes font ont plus de poids que ceux que font les femmes. Hommes et femmes se sacrifient mais le sacrifice n'a pas la même signification pour les uns et les autres, et c'est tout simplement parce qu'en devenant les hommes renoncent à davantage de choses que les femmes. Ce n'est évidemment pas moi qui le dis, mais c'est  le propos de Quartier lointain. L'héroisme des hommes de Quartier lointain vient de leur banalité, et c'est faisant se combiner la figure du père et celle du fils que Taniguchi nous dit ce que c'est que d'être un "vrai mec".

 

A p riori, Quartier lointain ne semble pas faire l'apolopie de la virilité. Comme je l'ai dit,  son héros, Hiroshi, a tout du raté et le traitement dont il bénificie laisse à penser qu'il mérite la compassion. Il faut dire qu'être un garçon, ce n'est pas facile, en particulier lorsqu'on a 14 ans et on sent bien que l'adolescence d'Hiroshi n'a pas été facile. On n'est pas étonné d'apprendre qu'il était nul en sport et que sa médiocrité ne le rendait que très peu populaire. Dès lors son retour dans son passé, qu'il revit, je le rappelle, avec son expérience d'adulte, est l'occasion pour lui de prendre sa revanche... Le premier tome nous fait donc le récit d'un homme en grande partie gouverné par le ressentiment. Cependant, il serait injuste de réduire ce premier tome à cette dimension. Certes, Taniguchi a accordé une grande importance au fait qu'Hirochi surpasse dans bien des domaines ceux qui le méprisaient autrefois mais il a mis autre chose dans son récit. Si Quartier lointain n'avait eu comme seul propos que de nous montrer que les voyages dans le temps ont ceci de formidable qu'ils permettent de gagner à "Qui -a- la- plus-grosse?", je me serais vite lassée. Mais Quartier lointain est aussi fait d'autre chose. Il est toujours émouvant d'assister aux retrouvailles d'un personnage avec ses parents disparus et c'est particulièrement le cas ici. Le récit se caractérise par la sobriété et la retenue  et cela fonctionne. En effet, alors qu'Hirochi est un personnage très peu sympathique, on se surprend à s'intéresser à son sort. Dans le premier tome, il se rapproche de la plus jolie fille de la classe, qui , on le suppose, n'avait sans doute eu aucune considération pour lui lors de sa"première vie". Cela aurait pu être une invention détestable, si cette fille n'avait eu  comme seule fonction que d'être un trophée, ou siTaniguchi ne l'avait inventée que "pour faire joli" . Mais ce n'est pas le cas: l'histoire est  émouvante.

 

Venons-en maintenant à celui qui est, avec Hirochi, le personnage principal de l'histoire. Il s'agit évidemment de son père qu'on ne voit pas beaucoup mais qui est présent, malgré tout, à la manière d'un fantôme. Dans le premier tome, il n'est pas beaucoup question de lui à proprement parler, mais le mystère plane cependant, assez  pour qu'on ait envie de lire le second tome aussitôt le premier refermé. Taniguchi sait créer le suspense, et il faudrait étudier comment il le crée. Les mentions sont discrètes, mais quiconque a lu le premier tome ressent le désir impérieux de savoir ce qui s'est passé.

 

Le second tome fait la part belle à la disparition  du père d'Hirochi et à la question de savoir s'il faut tout faire pour l'éviter. Mais comme je l'ai déjà dit, les conséquences éventuelles d'un changement dans le passé d'Hirochi ne sont qu'assez peu évoquées. Cela ne serait pas grave si ce choix n'était pas éclairant quant au propos de Quartier lointain. En effet, comme je l'ai dit, Hirochi rencontre une fille et Taniguchi a accordé une importance non négligeable à cette histoire dans le premier tome. Dans le second tome, on la voit toujours mais son rôle semble assez accessoire. Je ne parle évidemment pas ici de son rôle dans la vie d'Hirochi, mais de son rôle dans le récit. Alors qu'en lisant le premier tome je n'ai à aucun moment eu l'impression que l'introduction de ce personnage répondait à un impératif scénaristique, j'ai dû me raviser à la lecture du second tome. Car s'il n'est plus tellement question de cette fille ce n'est pas tant parce qu'Hirochi n'en a plus rien à faire que parce que ce n'est pas cette histoire -là que Taniguchi a envie de raconter.

 

Taniguchi veut nous parler de ce que c'est que d'être un homme et il n'est question que de ça dans Quartier lointain. Pourtant, Taniguchi ne prend pas vraiment au sérieux les demonstrations de virilité d'Hiroshi, même s'il ne les dédaigne pas. La masculinité se fonde en partie sur la compétition. C'est là un fait qu'il regrette sans aucun doute, et, comme je l'ai dit,  il nous en fait la demonstration dans le premier tome. Le second tome s'apparente davantage à une profession de foi. Il expose les valeurs qui selon lui font les " vrais hommes". Parmi ces valeurs, on trouve en premier lieu la fidélité, l'amour du travail et le sens des responsabilités. C'est ce qui apparaît au travers du portrait du père d'Hiroshi , qui apparaît comme un véritable modèle.

 

Et pourtant, a priori, il s'agit d'un mauvais père. Hiroshi finit en effet par découvrir que sa disparition était volontaire et qu'il n'était guidé que par le seul besoin de partir. Mais cela n'est en aucun cas présenté comme une trahison. Personne ne semble vraiment étonné par cet état de fait, et Taniguchi fait comme si cette décision n'avait rien d'illégitime. C'est une drôle de surprise que nous offre le deuxième tome de Quartier lointain, dont la construction rend la conclusion encore plus désarmante.

 

A la fin du premier tome, Hiroshi va voir sa grand-mère pour lui demander des précisions sur la vie de son père. Il sait que sa mère s'était marié une première fois mais il désire en savoir davantage. Et c'est sur cette interrogation que se termine le livre.

Le second tome s'ouvre donc sur la révélation d'un secret de famille, qui n'en est pas vraiment un. En soi, la révélation n'est pas vraiment fracassante. Hiroshi apprend que son père était le meilleur ami du premier mari de sa mère. Celui-ci ayant été tué à la guerre, il rend visite à sa famille et à sa femme, considérant qu'il a en quelque sorte une dette envers cet homme à qui il doit la vie. Le mariage semble naturel et assez vite, l'enfant paraît, et il s'agit d'Hiroshi. Sa naissance n'est pas présentée comme un événement heureux. C'est qu'à cause d'elle, le père d'Hiroshi a dû renoncer à tous ses projets. C'est un drôle d'épisode. Il est tout de même question de la mort d'un homme, mais le chagrin de sa femme n'est rien par rapport  à celui de son meilleur ami. Taniguchi fait preuve de délicatesse, si bien qu'on ne s'en rend pas vraiment compte, mais le fait est là: l'histoire d'Hiroshi n'est pas gaie mais les plus malheureux sont les hommes: le père d'Hiroshi a sacrifié ses rêves et Hiroshi doit supporter ce poids. Des sentiments de sa mère, on ne sait pas grand-chose.

Le père d'Hiroshi est un homme d'honneur. C'est ce que montre son mariage et c'est aussi ce que montre un autre épisode. Persuadé que son père trompe sa mère, Hiroshi le suit lors d'un de ses prétendus voyages professionnels. Mais la filature le conduit jusqu'à un hôpital; Il comprend alors que son père vient rendre visite à une de ses amies d'enfance, gravement malade. .  On a tous les ingrédients d'une sordide histoire d'adultère mais il s'agit en fait d'une belle histoire  d'amitié.Taniguchi avait déjà utilisé ce procédé au début du second tome. La révélation d'un secret de famille est souvent l'occasion de révéler les aspects les plus obscurs d'un personnage. Se marier avec la femme de son meilleur ami mort à la guerre, c'est en général le propre des plus infâmes profiteurs. C'est ici ce qui fait la grandeur d'un homme d'honneur. Dans ces deux épisodes, on croit au début être face à un scénario de série B, qui a priori devrait tourner au désavantage du père, mais c'est le contraire qui se produit: ces deux épiodes montrent en effet que les hommes les plus modestes sont les plus grands héros.

 

Dès lors, tous les  défauts du père d'Hiroshi sont à reconsidérer. Il n'est absent que parce qu'il travaille beaucoup et qu'il a le sens des responsabilités. Il n'est pas tendre avec son fils, et leur relation est beaucoup plus apaisée lors de la deuxième vie d'Hiroshi, en grande partie parce que son fils n'est plus le "raté" qu'il était lors de sa première vie. Ce n'est sans doute pas à mettre à son crédit, mais dans le fond peut-on reprocher à un homme d'être trop exigeant vis-à-vis de son fils? Pour Tanigushi, il semblerait que non. Enfin, il y a son départ. Comme je l'ai déjà dit, il semble qu'on ne peut pas le lui reprocher. Ne l'oublions pas: à la naissance d'Hiroshi, il a tout sacrifié, en particulier ses rêves et ses ambitions.

 

Objectivement, on voit bien que le père d'Hirochi a certainement fait de nombreux sacrifices, mais pas plus que sa mère, qu'on voit constamment au travail. Les femmes de Quartier lointain ne partent pas travailler, mais elles sont sans cesse  en activité. Le propos de Taniguchi n'est pas d'afficher son mépris et de les présenter comme des monstres de paresse et d'inconséquence. Il célèbre leur travail, tout en soulignant que leur sort n'est guère enviable. C'est ce que souligne  le discours d'une serveuse qui dit au jeune Hiroshi: "Ah ça, mon petit, c'est le grand mystère entre les hommes et les femmes. les années peuvent passer, vous, les hommes, vous ne restez jamais que des mômes! Mais le plus fort, c'est que vous trouvez toujours une gourde pour vous pardonner!". Les hommes sont des gamins, et les femmes sont là pour réparer leurs bêtises. Il semble que pour l'auteur de Quartier lointain cela soit dans l'ordre des choses. Hiroshi n'a rien pu faire pour empêcher son père de partir, mais personne ne lui en veut. Les hommes ne songent qu'à partir et à échafauder  des projets, tandis que les femmes sont là pour les attendre. . Et pour les personnages de Quartier lointain, tout finit bien, à condition cependant de considérer que seul le sort des hommes compte. Hiroshi finit par rentrer à la maison où l'attendant sa femme, ses deux filles et un bon repas. Il est sans doute un peu alcoolique, et pas très fidèle, mais il ne faut pas lui en vouloir. C'est un homme, que voulez-vous!

 

 Quartier lointain ne fait pas partie de ces oeuvres qu'on adore détester. Il y a une forme de sincérité dans le travail de Taniguchi qui ne donne pas envie d'être méchant. Il est sans aucun doute sincère quand il célèbre le travail et le rôle des femmes et lorsqu'il affirme au détour d'une page que le sort des femmes s'est véritablement transformé. Mais qu'il soit sincère ne doit pas nous empêcher d'analyser son propos, et je crois que j'aurais préféré qu'il soit plus ouvertement machiste, et pas seulement parce que cela aurait le mérite d'être plus clair. Il y a en effet quelque chose de terrible dans Quartier lointain: lorsqu'on referme le livre, on a l'impression que les femmes sont nées pour souffrir et que c'est en quelque sorte leur raison d'être. Ce n'est pas quelque chose que Taniguchi conteste, et je crois que je lui en veux pour ça!

 

 

 

 

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